Si une personne de plus me demande qui aura la Palme, je la mords.
Je me souviens de Paris, Texas de Wim Wenders présenté au Festival de Cannes 1984. La salle Debussy, où le film était montré à la presse en soirée, a soudain affiché complet : la porte s’est fermée sur mon nez. L’attachée de presse mythique du Festival, Louisette Fargette, grande dame d’un calme olympien en toute circonstance, qui nous connaissait tous par nos prénoms, voyant notre dépit – nous étions une poignée à trépigner devant la porte de verre – nous assura l’accès à la projection de gala du lendemain. Les autres sont partis dîner, je suis restée. C’était si loin « demain » ! Me voyant résolue à faire un sit-in, une grève de la faim, une manifestation à moi toute seule, elle a dit à l’appariteur : « Si quelqu’un sort, vous pourrez la laisser rentrer ». Et elle est partie dans un nuage de parfum et un cliquetis de bracelets régler d’autres problèmes. Au bout d’une dizaine de minutes, quelqu’un est sorti (en l’occurrence un célèbre journaliste d’alors gagné par l’épuisement des fêtes cannoises). Je suis entrée, et j’ai regardé le film debout. Le lendemain, j’y suis retournée. Quelques jours plus tard, Paris, Texas remportait la Palme d’or. Cette sublime histoire d’amour et de filiation, de passion impossible et de fraternité retrouvée, habitée par Nastassja Kinski et Harry Dean Stanton, magnifiquement photographiée par Robby Müller, baignée de la musique déchirante de Ry Cooder est un des films de ma vie. C’est trois ans plus tard, en recevant le prix de la mise en scène pour Les Ailes du désir que Wenders prononça la phrase : « Nous pouvons améliorer les images du monde, et comme ça, peut-être, nous pouvons améliorer le monde. » Il ne fait pas autre chose en présentant cette année en compétition Perfect Days (après avoir montré, en début de festival et hors compétition, Anselm, documentaire en 3D sur le plasticien Anselm Kiefer).
Dans Perfect Days, Wenders suit à Tokyo les gestes quotidiens d’un travailleur de l’ombre, Hirayama, préposé au nettoyage des toilettes dans le quartier de Shibuya. Certains de ces lieux d’aisance sont des blocs de verre transparents, qui s’opacifient lorsqu’on les verrouille de l’intérieur ; d’autres sont immaculés et vernissés, ou bien agrémentés de rondins de bois. La routine de Hirayama, ses rituels simples, les lieux où il se restaure, l’arbre qu’il salue comme un ami et photographie chaque jour (à l’ancienne, sur pellicule) deviennent les nôtres. Et les chansons de Lou Reed, Otis Redding, The Animals, Patti Smith ou Nina Simone, qu’il écoute sur cassettes dans sa camionnette bleue, rythment les travaux et les jours. L’acteur Koji Yakusho (L’Anguille de Shohei Imamura, Palme d’or 1997) est un pur génie. Son visage est un paysage, et le voir se concentrer dans sa tâche ingrate, dont il s’acquitte en perfectionniste, ou s’illuminer devant une pousse de feuille d’érable, est un bonheur de chaque instant. Perfect Days ne raconte rien d’autre que la vie. C’est si simple que ça frise l’extraordinaire.
Et que dire de Léa Drucker dans L’Été dernier de Catherine Breillat, troisième film français en compétition ? Cassante, autoritaire, troublante, troublée, transgressive, menteuse, effrontée, plantant ses yeux bleu acier dans ceux de son interlocuteur, détachant les syllabes d’une voix ferme, elle est phénoménale. Elle incarne, dans ce remake du film danois Queen of Hearts à la fois lumineux et dérangeant, une femme qui vit une liaison avec son beau-fils de 17 ans. Or, cette femme, on le sait dès la scène d’ouverture, est avocate spécialisée dans les violences faites aux enfants. Et cette incroyable dichotomie, qui rend le récit très malaisant, voire désagréable, l’actrice l’endosse à la perfection. Demandez-moi qui aura le prix d’interprétation féminine, pour voir ?