Ces séquences qui ne nous quittent pas #1

Quels réalisateurs ou quelles réalisatrices ont réussi à graver un souvenir indélébile sur notre rétine cette année ? Retour sur ces scènes qui irradient encore, longtemps après les avoir vues.

Matthias et Maxime de Xavier Dolan

Matthias & Maxime de Xavier Dolan |Copyright Shayne Laverdiere

Avec ce 8e long-métrage, le jeune trentenaire, originaire du Québec, prouve à nouveau qu’il est l’une des révélations cinématographiques de la décennie sur le point de s’achever. En plus de retrouver sa casquette d’acteur, Xavier Dolan signe avec Matthias & Maxime un film émouvant sur la jeunesse, l’amitié et le désir. Il le définit lui-même comme un film « pluriel », où le groupe, le « gang » – constitué de ses amis dans la vraie vie – apparaît au cœur d’un cinéma vibrant. Mais la solitude n’est jamais bien loin chez Dolan. Ni le doute, d’ailleurs. Malgré de sublimes scènes de bande, aux rythmes effrénés ou ralentis, c’est bien la solitude qui aura retenu notre attention.

Après avoir dû s’embrasser pour les besoins d’un court-métrage, Matthias – interprété par Gabriel D’Almeida Freidas – et Maxime – Xavier Dolan lui-même – vont se coucher. Matthias ne parvient pas à trouver le sommeil, semblant bel et bien troublé par ce baiser. Le soleil commence seulement à poindre lorsque le jeune homme se lève, agité. Il quitte la chambre, se dirige vers le lac en contrebas, se dévêt, puis plonge dans une eau dormante. Commencent alors les premiers accords aériens du piano de Jean-Michel Blais – jeune compositeur québécois, à qui Dolan a confié l’écriture de la bande originale – qui iront crescendo en intensité. Pendant près de trois minutes, la caméra surnage aux côtés d’un Matthias s’époumonant au crawl, avant de s’immerger progressivement dans les eaux d’un bleu profond et leur silence. L’accalmie avant la tempête. Il émerge, désorienté, à bout de souffle, grelottant, après cet aller-retour acharné. Enfin, il ne reste que ces mots, prononcés par Matthias, d’une violente simplicité : « Je me suis perdu ».

Xavier Dolan témoigne une nouvelle fois de son amour pour la métaphore aqueuse – comme les trombes d’eau s’écoulant sur Fred, incarnée par Suzanne Clément dans Laurence Anyways ou le personnage d’Hubert Minel – Xavier Dolan encore une fois – prostré dans sa baignoire dans le premier film du réalisateur, J’ai tué ma mère. Cette scène est essentielle pour la compréhension du personnage de Matthias et l’évolution qui s’ensuit. Le doute et l’incertitude se sont installés, des émotions enfouies ou refoulées ont émergé et la distance se creuse, malgré lui, avec les autres personnages. Elle bouleverse par son aspect faussement simple, qui dissimule en réalité un sens plus profond que la composition musicale vient, justement, appuyer.

Dolor y Gloria de Pedro Almodovar

"Douleur et gloire" de Pedro Almodovar / Copyright STUDIOCANAL / El Deseo 2019

Présenté au 72e Festival de Cannes, Dolor y Gloria de Pedro Almodóvar s’est vu gratifié du prix d’interprétation masculine pour le rôle d’Antonio Banderas – prix symbolique, qui résonne comme la récompense du travail d’Almodóvar. Ce dernier film sonne quelque peu comme un testament du réalisateur espagnol et vient clore sa « trilogie du désir » commencée en 1986 avec La ley del deseo et suivie en 2004 de La mala educación. Dolor y Gloria met en scène, de manière intime et autobiographique, l’histoire de Salvador Mallo – alter ego de Pedro Almodóvar interprété par Antonio Banderas – un célèbre réalisateur qui, en raison de douleurs physiques et d’un manque de désir et d’inspiration, ne réalise plus de films. Pendant 113 minutes, le film alterne entre deux temporalités – l’instant présent et la jeunesse dans la province de Valence –, qui finissent par être astucieusement réunies au moyen d’une mise en abîme. La tendresse pour ce passé et le regard porté sur la jeunesse de Salvador irradie à l’écran, notamment à travers une scène qui suscite le sourire.

Par une journée d’été à Paterna, le jeune Salvador, âgé de neuf ans, est assis sous un soleil de plomb et pose pour Eduardo, un jeune maçon analphabète. Après avoir achevé son croquis, le jeune homme demande à se laver. Salvador lui apporte un bloc de savon, puis quitte la pièce regagnant son lit. S’ensuivent des cuts successifs entre les yeux mi-clos, le visage perlé de sueur du garçon, et le corps dénudé d’Eduardo se lavant au centre de la pièce baignée de soleil. Ce dernier l’appelle, lui demandant une serviette pour se sécher. Salvador se lève lentement, chancelle quelque peu, avant de rejoindre, serviette en main, Eduardo.

Dans le champ de la caméra, placée à hauteur de l’enfant, nous voyons le corps nu et ciselé, telle une statue grecque, du maçon. Et en contrechamp, le visage de Salvador, puis ses pieds. La serviette chute, au ralenti. Sa main pénètre alors dans le cadre, semblant vouloir la ramasser, mais c’est finalement le corps tout entier de l’enfant qui chute à son tour, victime d’un malaise.

Si le ralenti, lui, laisse penser, durant quelques secondes, que la main de Salvador se tend pour ramasser la serviette, le corps chutant lourdement, lui, peut soulever une question quant à la nature de ce malaise. Salvador est-il victime d’une insolation ou de la beauté d’Eduardo ? Est-ce un banal malaise ou la naissance d’un désir pour le corps masculin ? Au regard de la cinématographie d’Almodóvar, cette scène s’inscrit à merveille dans ce mouvement culturel espagnol qu’est la Movida, mouvement post-franquiste de la libération des mœurs illustré par une esthétique vivante et joyeuse, parfois exubérante.

 

Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma

 

Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma |Copyright Alamode Film

Récompensé au 72e Festival de Cannes par le Prix du scénario, le dernier film de Céline Sciamma fait partie des sensations de la Croisette. Portrait de la jeune fille en feu interroge sur le regard et la naissance du désir à travers les figures de l’artiste et de son modèle. Marianne, jeune peintre, interprétée par Noémie Merlant, est missionnée pour réaliser le portrait d’Héloïse, jeune fille sortie du couvent, car promise à un aristocrate milanais et interprétée par Adèle Haenel. Si l’ensemble du film de Céline Sciamma, à l’esthétique classique très sophistiquée, est composé comme d’immenses tableaux, la première apparition d’Adèle Haenel à l’écran pourrait en être le chef-d’œuvre.

La silhouette d’Héloïse se dessine lourdement dans le cadre. Dissimulée sous une énorme cape noire, la tête encapuchonnée, elle apparaît de dos, mystérieuse. La jeune femme ouvre la porte et nous plongeons avec elle dans le grand jour. Aucune musique ne se fait entendre. Seuls les bruits des vagues et du vent sont audibles.
Dans le champ de la caméra, nous observons le dos d’Héloïse, qui avance d’un pas déterminé vers la falaise et le large, le capuchon couvrant ses cheveux menaçant de tomber à chaque mouvement. Et en contrechamp, Marianne qui la suit de près, les yeux plissés dans l’espoir d’apercevoir un détail de son visage. Le capuchon finit par tomber sur les épaules d’Héloïse, dévoilant une chevelure blonde comme les blés. Elle entame alors une course effrénée vers la falaise. Le calme et la lenteur de la scène se tendent, comme le laisse entendre le bruit, intensifié, des vagues se fracassant contre la falaise. L’inquiétude se dessine sur le visage de Marianne ; la peur qu’Héloïse se jette de la falaise. Mais Adèle Haenel stoppe sa course, brutalement, au bord du vide. Elle est rejointe par une Noémie Merlant essoufflée. La jeune femme rompt alors le silence, le visage toujours tourné vers le large : « Cela fait des années que je rêve de faire ça ! ». « Mourir ? », interroge la jeune peintre. Elle dévoile alors enfin son visage, et répond de manière délicieuse par ce paronyme, annonciateur d’un jeu d’intelligence et de connivence entre deux femmes, égales dans la différence : « Courir. ».

Cette longue séquence subjugue, tant le personnage d’Adèle Haenel rayonne de son mystère et de son désir de liberté. Mais la scène transcende l’aspect émotionnel lorsqu’elle est regardée au prisme du mythe d’Orphée et d’Eurydice, mythe que Céline Sciamma se plaît à réécrire et réinterpréter. Les deux femmes rejouent ainsi, de manière inconsciente, le moment où Orphée se rend aux Enfers récupérer Eurydice. Ce dernier a pour ordre de ne jamais se retourner, sous peine de se voir perdre sa dulcinée une seconde fois. Mais comme tout interdit, il est destiné à être brisé.
En finissant par se retourner, Héloïse condamne, sans même le savoir, le désir qui naît au même moment pour Marianne. Cette scène préfigure l’impossibilité de cet amour dans le temps présent et à venir, mais annonce son éternité dans le souvenir.