Lettre à Jake Gyllenhaal
Amaigri, le visage émacié, le cheveu en arrière, les bras ballants et les épaules en dedans, vous portez tel un spectre déshumanisé cette étrange aventure qu’est Night Call. Une parabole sur le cynisme de la course au spectaculaire, à travers le portrait de Lou Bloom, qui s’improvise reporter d’images à sensation dans les nuits agitées de Los Angeles. Vous faites un sacré « loup », prédateur nocturne sans limites pour se remplir les poches et fournir le matos le plus vendeur à la chaîne télé la plus trash. N’hésitant pas à jouer avec la vie des autres, et à user du chantage le plus vil pour ramener votre employeuse dans votre plumard. Un drôle de loser dont vous faites un psychopathe en puissance, flippant dans sa fausse naïveté.
Une virée en enfer à l’esthétique stylisée qu’on croirait sortie d’un épisode d’Hollywood Night, et à laquelle vous offrez votre regard halluciné. Un regard qui ne tournait déjà pas très rond lorsque vous scrutiez votre lapin monstrueux dans Donnie Darko de Richard Kelly. Vous aviez vingt ans et reveniez au cinéma après avoir côtoyé La Vie, l’amour, les vaches de Ron Underwood dix ans plus tôt, puis tourné devant la caméra de votre père Stephen quand vous étiez ado. Il faut se méfier de l’eau qui dort, et on aurait tort de ne voir en vous qu’un acteur solide au sourire enjôleur. Vous avez rapidement su déjouer la voie toute tracée du bon p’tit enfant de la balle, élevé au biberon du showbiz (père réalisateur, mère scénariste), et qui aurait pu enchaîner les rôles de vedette junior avant de finir en « rehab ». Vous n’avez pas brûlé la vie illico par tous les bouts, comme le magnifique River Phoenix, bouleversant ado d’À bout de course (Running on Empty) de Sidney Lumet, sur un scénario brillant de… votre mère Naomi Foner !
Les ombres, ça ne vous fait pas peur. Sonder les tréfonds de l’âme et les turpitudes de l’être humain non plus, du voyage introspectif au film de genre. Pas un hasard si vous avez plusieurs fois croisé les désastres de la guerre et des conflits mondiaux, dans Jarhead de Sam Mendes, Brothers de Jim Sheridan et Détention secrète (Rendition) de Gavin Hood, tout comme vous avez coursé les sadiques de Zodiac de David Fincher et Prisoners de Denis Villeneuve. Vous excelliez dernièrement sur les traces d’une identité en proie au doute et au double dans Enemy du même Villeneuve, et vous n’avez pas hésité à incarner un jeune cowboy amoureux d’un autre dans l’Amérique ultra puritaine des années 1960 de Brokeback Mountain d’Ang Lee. Votre regard alerte sur le monde, c’est peut-être votre meilleur atout. Celui qui vous pousse aujourd’hui à vous lancer dans la production, pour End of Watch de David Ayer, et surtout Night Call. Un acteur engagé dans son art. Tout à votre honneur.