C’est un symbole païen de fécondité, qui matérialise, en nous attendrissant, le renouveau, la renaissance que représente la période de Pâques. Mais il est aussi ce qui se carapate et échappe à notre tentation de contrôle : une fuite hors de l’espace et du temps vers un ailleurs inconnu.
Alors, suivons la bête, des terriers souterrains à la surface de la terre, lorsqu’il se dessine à l’écran ou doit être deviné…
La vie est une danse au-dessus de la lame d’une épée
Par Anne-Claire Cieutat
Elwood P. Dowd (James Steward, en phase avec le personnage) a le regard ouvert des innocents. Il est de grande taille et, de fait, surplombe le monde. Elwood a un don, à moins que ce ne soit un trouble psychique : il vit accompagné d’un lapin invisible, Harvey, et se comporte en toutes circonstances comme si l’animal était réellement à ses côtés. Il lui parle, réagit à ses « paroles », lui tient la porte, commande toujours deux verres au bar. Harvey est ainsi l’histoire d’un homme et de son lapin spectral.
Dans l’entourage immédiat d’Elwood, c’est la pagaille. Nul ne sait comment réagir à pareil comportement. Chacun exprime son scepticisme, son désarroi, son incompréhension. On parle à mots couverts de folie. On la redoute.
On est toujours le fou de quelqu’un
Si tous s’agitent en tous sens autour d’Elwood et de son compagnon supposé (à commencer par le corps médical, aux portes de la méprise et de l’aliénation : un comble !), Elwood, lui, reste stoïque, et fait preuve d’un calme olympien. Imperturbable, serein, il marche avec décontraction, affiche une mine épanouie. Un zen parmi les agités du bulbe ! Qui est le plus fou dans cette histoire ? Qu’est-ce que la folie ? Une déviation de l’axe intime, sans doute, causée parfois par des éléments extérieurs, et alimentée, entretenue par des tiers supposés lucides, mais qui manquent souvent d’imagination et de sang-froid.
L’essentiel est invisible pour les yeux
Ainsi Elwood n’est pas fou. Le spectateur, lui, le sait. Car il est interprété par James Stewart dans un de ses plus beaux rôles. Un acteur parfaitement à sa place, ça donne parfois accès à la grâce. Dans le regard du comédien, il y a de l’innocence, de la bonté et de l’intelligence. Son personnage a le cœur pur. À cet égard, cette phrase prononcée dans le film résonne fort : « Dans ce monde, il faut soit être très intelligent (smart), soit très aimable (pleasant). J’ai été intelligent pendant des années, mais je recommande l’amabilité. Vous pouvez me citer ». C’est chose faite.
Pure poésie
Si Harvey est loin d’être le film du siècle (problème de rythme, théâtralité, dialogues omniprésents), sa portée, pour autant, est bien réelle pour qui sait le regarder. Ce film a le don de savoir ouvrir les portes de l’imaginaire. Ou du moins : il incite à le faire. C’est une invitation ; on y va ou on reste à quai. Libre à chacun.
Il y a des séquences merveilleuses et très drôles dans le film. Le personnage azimuté de la femme du directeur de l’hôpital psychiatrique est formidable. Quand elle cherche et trouve le mot « pooka » dans le dictionnaire sans même en lire la définition, c’est désopilant !
Pooka (on dit aussi « puck ») ? C’est ainsi que le lapin invisible est qualifié. Et la définition finit par nous être donnée : « Terme de la mythologie celtique. Esprit de fée sous la forme d’un animal toujours très grand. Le pooka apparaît ici et là, de temps en temps, à l’un ou à l’autre. C’est une créature inoffensive mais malicieuse. Aime les fruits à l’eau de vie et les abrutis ».
Plus subtil et rusé qu’il n’y paraît, ce film qualifié de « mineur » par la critique aujourd’hui est truffé de liens souterrains stimulants. À voir absolument : la scène du quiproquo devant le tableau représentant Elwood et son lapin géant (qui ne figurait pas dans la pièce de théâtre initiale). Josephine Hull, qui interprète la sœur d’Elwood, Veta Louise Simmons, est géniale dans ce rôle. Et quand elle dit : « Nos rêves nous font progresser. Cela nous distingue des animaux », elle a tout dit.
L’histoire sans fin (de la pièce au film, aller et retour)
Par Michel Cieutat
Un immense succès du box-office hollywoodien, Harvey avait connu le même triomphe sur scène, lors de sa création à Broadway en 1947 et cela jusqu’en 1952. Le rôle d’Elwood P. Dowd était alors tenu par Frank Fay, que James Stewart remplaça, sans le faire oublier, lors des étés 1947 et 1948. Il allait de soi que l’Usine à rêves adoptât à l’écran cette pièce de Mary Coyle Chase. Ce qui fut fait, en 1950, sous la direction du médiocre Henry Koster pour Universal. C’est à la suite du refus de Bing Crosby que Stewart hérita du rôle et fut aussitôt unanimement plébiscité par le public des cinéphiles américains. Ce qui lui valut non seulement d’être nommé à l’Oscar du meilleur rôle masculin, mais aussi de remonter sur scène à Broadway en 1970, puis de réincarner Elwood à la télévision pour NBC en 1972, et enfin de faire revivre ce doux personnage sur la scène londonienne en 1975, toujours avec le même succès. On peut aisément comprendre pourquoi ce rôle était le préféré de cet acteur qui, de film en film, avait régulièrement su jongler avec ces deux qualités humaines incontournables que sont l’intelligence et l’amabilité, omniprésentes tout au long de la pièce.