Avant-hier Indiana Jones. Ça, c’est fait. Aujourd’hui, Martin Scorsese, très attendu. Et dans l’intervalle, de la pluie sur Cannes et des avalanches de films dans les salles.
Il n’y a plus d’hier, ni d’aujourd’hui (mais il y a-t-il encore des après ? À Saint-Germain-des-Prés… ou à Cannes ? (Cette « réf » – comme disent les jeunes pour « référence », suivez un peu, les vieux ! – est uniquement destinée aux plus de cinquante ans). Il y a une avalanche de films et d’effets de concordance ou d’étrangeté qu’ils produisent par couches successives. Je me souviens de Julia Ducournau, recevant la Palme d’or 2021 pour Titane, son deuxième long-métrage, et remerciant le jury de « laisser entrer les monstres ». Elle est là cette année, à son tour au sein du jury. Présidé par Rüben Östlund, disparate s’il en est : on aimerait être petite souris pour entendre ce que se disent les membres de ce jury-là sur cette étrange sélection.
Les monstres, au propre comme au figuré, sont dans la place. Et dans toutes les sections. Identifiés (Le Règne animal de Thomas Cailley), ou mal compris (Monster de Hirokazu-Kore Eda). Parfaitement identifiable pour son propre père et, supposément, par tous ceux qui poseraient les yeux sur elle dans ce village de France des années 1870, Rosalie, jeune personne au système pileux très conséquent, est bien plus que cela. Puisqu’elle est une femme ! Stéphanie Di Giusto (La Danseuse) s’inspire d’une histoire vraie, celle de Clémentine Delait, pour conter dans Rosalie, présenté à Un Certain Regard, comment les frontières entre le masculin et le féminin, le beau et le laid se confondent. Et se transgressent surtout. Assumant, après s’être cachée (et rasée) toute sa vie, cette barbe inattendue chez une femme, elle l’arbore sous son chignon gracieux, et dans sa belle robe bleue cousue par ses soins, au bar de son mari. Celui-ci dort dans l’étable depuis sa nuit de noces et la découverte du torse velu de son épouse. Mais Rosalie relance l’échoppe, faisant venir les curieux en masse, avant de poser en guêpière et poil au menton pour des cartes postales qui se vendent comme des petits pains.
Dans ce film très classique, et quelque peu chichiteux, il y a une idée maîtresse absolument passionnante et totalement d’actualité. Et l’interprétation générale est de bonne tenue, tandis que Nadia Tereszkiewicz (Les Amandiers, Mon crime), tissée d’une soudaine enfance retrouvée et d’une nouvelle liberté conquise, est tout bonnement superbe.
Il neige à plein temps dans Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan (Palme d’or 2014 pour Winter Sleep et Grand Prix du Jury 2003 et 2011 pour Uzak et Il était une fois en Anatolie). Dans ce coin reculé d’Anatolie, un professeur d’arts plastiques, Samet (Deniz Celiloglu) bougonne à longueur de temps, car il n’aime rien de cette vie et voudrait être muté à Istanbul. Seule son élève Sevim (Ece Bagci) trouve grâce à ses yeux… jusqu’au moment où celle-ci l’accuse, ainsi que son collègue et colocataire, de comportements inappropriés. Mais ceci n’est qu’une toute petite partie de ce long et beau film tout blanc et troublant. S’il est beaucoup question d’école et d’éducation dans Les Herbes sèches, il est aussi question d’éthique, de vérité, de combat. « Qu’as-tu fait de ton talent ? » pourrait être le titre de ce film, qui est aussi le portrait d’un monstre d’égoïsme, insatisfait et insupportable.
Froid, clinique, s’ouvrant sur un écran gris baigné de sons sourds et d’une musique abstraite, The Zone of Interest nous présente une famille nombreuse dans les années 1940, qui n’est autre que celle de Rudolf Höss (Christian Friedel), commandant d’Auschwitz. Le luxuriant jardin entretenu par son épouse Hedwig (Sandra Hüller) jouxte le camp d’où s’échappent des hurlements, des coups de feu, des ordres vociférés… Nous ne verrons jamais rien du monstrueux sort infligé aux prisonniers juifs… si ce n’est une épaisse fumée montant quotidiennement dans le ciel. Incroyable film sur la barbarie humaine, vue à travers des êtres, humains semble-t-il, bien qu’on puisse en douter, qui se sont fait une belle vie, la vie dont ils rêvaient, dans ce petit coin charmant de Pologne. The Zone of Interest de Jonathan Glazer (Under the Skin) est une claque. La première vraie claque de cette compétition.