Quel film a le meilleur son ?

Avec Xavier Legrand, Dominik Moll et Erwan Kerzanet

Dans la perspective de la prochaine Soirée de la Création de L’ARP, consacrée au travail du son au cinéma (et dont BANDE À PART est partenaire), nous avons posé une simple question à plusieurs des intervenants : quel serait pour vous le film qui, dans sa globalité ou à l’occasion d’une séquence spécifique, travaille de manière particulièrement audacieuse, non pas la musique, mais le son ? Et pourquoi ? Les cinéastes Xavier Legrand et Dominik Moll, mais aussi le mixeur Erwan Kerzanet (César du meilleur son pour Annette de Leos Carax et Emilia Perez de Jacques Audiard), nous répondent.

Xavier Legrand, réalisateur (Jusqu’à la garde, Le Successeur)

« Il existe de nombreuses manières de travailler le son au cinéma, en fonction des récits, des enjeux, des dispositifs. Ce qui m’intéresse personnellement, c’est le son du quotidien, répétitif, presque insignifiant en apparence, mais qui devient chargé dramatiquement par sa persistance. Ce type de son crée une tension diffuse, une atmosphère d’oppression sans effet appuyé. Chantal Akerman en fait un usage bouleversant dans Jeanne Dielman, où les bruits du foyer — eau qui coule, vaisselle, pas sur le parquet — finissent par incarner l’enfermement intérieur du personnage, jusqu’à l’épuisement. On est contraint d’écouter, et cette écoute devient active, dramatique. Michael Haneke, lui aussi, travaille cette dramaturgie de l’ordinaire sonore. Je pense à une séquence de La Pianiste qui m’a beaucoup marqué : celle où Erika Kohut, interprétée par Isabelle Huppert, jalouse, brise un verre, l’enveloppe dans un tissu et en glisse les morceaux dans la poche d’une élève pour l’empêcher de jouer du piano. Tout se déroule en un seul plan-séquence, sans musique ni paroles. Et c’est le bruit étouffé du verre écrasé qui devient le véritable centre de la scène. Ce son ténu raconte à lui seul la pensée qui se forme, la jalousie qui devient action, la perversité tranquille du geste. Quand j’ai vu ce film pour la première fois, au cinéma, ce son-là m’a frappé, à la fois banal et glaçant. Je retrouve cette même puissance du son dans 4 mois, 3 semaines, 2 jours de Cristian Mungiu, où le son ambiant — bruits de couloir, voix derrière une porte, circulation dans la ville — devient le tissu d’une tension permanente. Dans ce film, le silence n’est jamais vide, et le hors-champ sonore porte toute la violence du réel, de l’attente, de la peur. C’est une manière de faire entendre l’oppression sans jamais la nommer frontalement. Ce sont ces usages du son que je trouve les plus passionnants : quand il ne sert pas à illustrer ou accompagner, mais qu’il devient lui-même porteur de dramaturgie. »

Dominik Moll, réalisateur (Seules les bêtes, La Nuit du 12)

« Le film qui fait le meilleur usage du son ? Sans hésitation Blow Up d’Antonioni, et plus spécifiquement la scène dans laquelle David Hemmings se retrouve sur la colline boisée d’un parc londonien, et qu’il aperçoit un couple dont il prend discrètement des dizaines de photos. C’est une séquence de plusieurs minutes sans dialogue (jusqu’à ce que Vanessa Redgrave aperçoive le photographe et exige de lui la pellicule), uniquement rythmée par le bruit du vent dans les feuillages des arbres, et les déclics occasionnels de l’appareil photo. Au début, en contrebas de la colline, on entend encore les cris de quelques oiseaux, mais lorsque Hemmings suit le couple sur la colline, il ne reste plus que le bruissement des feuilles. Cela confère à cette scène une ambiance presque irréelle et fantomatique, alors qu’il s’agit de sons tout à fait réalistes. Je devais avoir dix-huit ans quand j’ai vu Blow Up pour la première fois et cela reste mon souvenir auditif le plus marquant (alors que le film est en mono). C’est en voyant cette scène que je me suis rendu compte de tout ce que peut apporter le son dans une scène, c’est là que j’ai compris qu’on pouvait s’appuyer sur les sons du quotidien pour créer ou renforcer l’inquiétante étrangeté d’une scène. »

Erwan Kerzanet, mixeur (Le Procès Goldman, Emilia Perez)

« Do The Right Thing de Spike Lee est un film qui m’a beaucoup marqué pour son travail du son, quand je l’ai vu jeune. Le contexte sans doute : Brooklyn et la vague submergeante du rap de Public Enemy ; mais aussi un film entièrement tendu sur l’écoute et l’entente, la vie de quartier et le vivre ensemble. Chaque scène du film met en situation le son comme passage : le film s’ouvre avec la voix suave d’un animateur radio qui annonce la vague de chaleur qui saisit les rues en ce dimanche matin et s’immisce dans les appartements, les vies des personnages du film, des habitants du quartier. Plus tard, Radio Raheem déboule avec son ghettoblaster à fond dans la pizzeria de Danny Aiello, qui l’oblige à en baisser le son pour pouvoir l’entendre et prendre la commande. C’est une protestation par le bruit (Bring the Noise, chante Public Enemy) aux côtés de Buggin’ Out, qui n’accepte pas qu’aucun Noir ne figure sur le mur de cette pizzeria, où n’apparaissent que des personnalités italiennes et blanches. Le même Radio Raheem fera aussi un monologue sur la lutte entre la guerre et la paix et finira, mort, réduit au silence par deux policiers qui l’étranglent. Les anciens du quartier mettent des chaises sur les trottoirs et refont le monde par la parole. Les commerçants du quartier, enfermés dans leur vie, catégorisés par une race ou une religion, isolés, déversent leurs injures, leur haine des autres seuls face à la caméra. Do The Right Thing est un film qui m’a montré combien le son est dans l’écriture même, pas seulement dans le processus de fabrication du film, mais dans l’idée qui justifie le film, lui donne sa raison d’être à la fois esthétique et politique. »

 

Valérie De Loof – Monteuse son (Les Frères Sisters)

« Je choisirais plutôt un film qui se distingue parce que sa mise en scène fait preuve de radicalité : Léviathan de Lucien Castaing-Taylor et Veréna Paravel. Avec des images et des sons tirés de caméras GoPros, le film bouscule nos sens, et au-delà de son seul sujet, devient une expérience physique pour le spectateur. Je trouve que ce film montre particulièrement bien combien la justesse du son tient avant tout du lien qu’il entretient avec l’image et le récit. »

Soirée de la Création de L’ARP #4
Le son dans la mise en scène au cinéma
Lundi 7 avril à 19h30
au Cinéma des Cinéastes
7 avenue de Clichy, 75017 Paris

Entrée gratuite sur inscription
Programme complet et inscription :
https://larptheque.larp.fr/index.php/2025/03/14/soiree-de-la-creation-de-larp-4-le-son-dans-la-mise-en-scene-au-cinema/